Marxisme
et philosophie du langage, 1929
Publié
en 1929 sous le nom de Volochinov, ce livre est une formidable synthèse
dialectique de l’histoire des études du langage, en particulier la
linguistique. En lui-même il est encore une thèse sur le caractère éminemment
social du langage, mais en-deçà d’un rationalisme qui pétrifie ce dernier en
système. La conscience est modelée
par la langue — l’idéologie au sens
large, — l’idéologie par les évolutions des
relations sociales qui se déroulent à travers l’histoire. Aussi la
perspective saussurienne de synchronie est remplacée par une vision historique,
évolutive, dans le cadre de ces relations sociales, donc de l’orientation du
discours : l’interaction verbale.
I. La matérialité du signe et le
statut du mot
Il nous faut insister sur le fait que non seulement l’activité
mentale s’exprime extérieurement à l’aide du signe (puisque aussi bien on s’exprime
pour les autres par les mots, la mimique du visage ou tout autre moyen) mais
encore, que pour l’individu lui-même, elle n’existe que sous forme de signes.
En dehors de ce matériau sémiotique, l’activité mentale, comme telle, n’existe
pas. En ce sens, toute activité mentale est expressive, c’est-à-dire constitue
une expression potentielle. (3, 50)
Le signe est d’abord une singularité matérielle, extérieure, qui
s’actualise dans une relation sociale, il est un signe de l’idéologie. Si ce
signe social peut être mot, symbole, image, geste, acte, etc., c’est le mot qui est « le mode de relation
sociale le plus pur et le plus sensible, » qui « est capable
d'enregistrer les phases transitoires les plus infimes, les plus éphémères, des
changements sociaux, » sans que les signes puissent absolument s’échanger
entre eux — le mot ne pourra pas simplement remplacer une image. Mais le mot
seul est un signe neutre, quand les autres sont spécifiques à certains domaines
de l’idéologie (art, droit, morale...), plus parsemés à travers l’espace
social, quand celui-ci se trouve encore dans la communication de la vie
quotidienne, l’idéologie du quotidien.
Surtout, le mot est le « matériau sémiotique de la [...] conscience
(discours intérieur) » (1, 32).
La personnalité du locuteur, son activité mentale, ses
motivations subjectives, ses intentions, ses desseins consciemment
stylistiques, n’existent pas en dehors de leur matérialisation objective dans
la langue. Il est clair qu’en dehors de son expression linguistique, ne
serait-ce que dans le discours intérieur, la personnalité n’existe ni pour
elle-même ni pour les autres. Elle ne peut percevoir clairement et consciemment
quelque chose dans son âme qu’à condition de disposer d’un matériau objectif à
l’appui, d’éléments matériels qui éclairent la conscience sous forme de mots
constitués, d’appréciatifs et d’accents de valeur. (11, 210)
II. La déconstruction de la
conscience par l’idéologie
La réalité idéologique est une superstructure située
directement au-dessus de la base économique. La conscience individuelle n’est pas
l’architecte de cette superstructure idéologique, mais seulement un locataire
habitant l’édifice social des signes idéologiques. (1, 31)
La
conscience est une « force sociale immense », mais qui quand coupée
de la typologie de ses formes matérielles, de son expression sociale pour n’être
étudiée que selon ses thèmes — ou contenus —, devient, hors donc des signes, de
la superstructure idéologique, une fiction. (6, 129) « La typologie de ces
formes est l’un des problèmes les plus vitaux pour le marxisme » (2, 40),
qui s’étudie dans ce qu’une linguistique bourgeoise ignore, autant l’étiquette
que le langage familier, par exemple. Dans la troisième et dernière partie
Bakhtine propose une application dans l’étude du discours rapporté. Il
écrit : « Pour que se
constitue cette forme de perception entièrement nouvelle du discours d’autrui
qui a trouvé son expression dans le discours indirect libre, il a fallu que se
produise quelque changement, quelque commotion à l’intérieur des
relations socio-verbales et de l’orientation réciproque des
énonciations. » (11, 197) Comme il l’avait dit précédemment, « dans
tout signe idéologique s'affrontent des indices de valeur contradictoires. Le
signe devient l’arène où se déroule la lutte des classes » (2, 44), que la
linguistique classique oublie encore, étudiant les langues mortes, détachées de
leur infrastructure d’alors (le réel). La classe dominante tend vers la norme,
l’effacement de la différence expressive dans les signes. C’est cette
linguistique qui analysait le discours indirect libre selon la chute de la
conjonction, la tendance à la parataxe (Bally).
Le
signe est le résultat de l’infrastructure, dans laquelle tout ce qui acquiert
une valeur sociale peut entrer, « y prendre forme et s’y enraciner »
(2, 42). En même temps, il est ce qui permet de comprendre les relations entre
infrastructure et superstructure, dans une perspective historique ; il
devient alors symbole en abyme puisque de lui « le thème et la forme [...]
sont indissolublement liés » (ibidem).
Du point de vue du contenu, il n’y a pas de frontière de
principe entre le psychisme et l’idéologie. Il n’y a qu’une différence
de degré. [...] Ce qui complique le plus le problème de la délimitation du
psychique et de l’idéologique, c’est le concept de « individuel ». On établit
habituellement une corrélation entre « individuel » et « social ». D’où la
conclusion que le psychisme est individuel et l’idéologie sociale. Cette
conception se révèle radicalement fausse. (3, 56-57)
La réponse est simple :
« Tout signe est social par nature et le signe intérieur ne l’est pas
moins que le signe extérieur. » (3, 58) L’on (la linguistique bourgeoise)
a simplement mêlé l’idée d’individu au sens biologique (corps séparé) et celle
d’individualité — conscience de soi, — déjà une « superstructure
idéologique sémiotique », sociale. Mais il y a une différence en-deçà du
contenu :
Toute pensée à caractère cognitif se matérialise dans ma
conscience, dans mon psychisme, comme nous l’avons dit, en s’appuyant sur le
système idéologique de la connaissance, dans lequel la pensée en question
viendra s’insérer. Ma pensée, en ce sens, appartient dès l’origine au système
idéologique et est soumise à ses lois. Mais, dans le même temps, elle
appartient également à un autre système, tout aussi unique et possédant
également ses lois spécifiques, le système de mon psychisme. Le caractère
unique de ce système n’est pas déterminé seulement par l’unicité de mon
organisme biologique, mais par la totalité des conditions vitales et sociales
dans lesquelles cet organisme se trouve placé. (3, 59)
Inversement,
si le signe exprimé extérieurement est plus idéologique, moins
« biographique », « l’introspection constitue un acte de
compréhension et, de ce fait, s’effectue inévitablement avec une certaine orientation
idéologique » (3, 61). Mais en général « l’introspection constitue un
acte de compréhension et, de ce fait, s’effectue inévitablement avec une
certaine orientation idéologique. » (3, 62) Seul du côté de la linguistique classique (langue comme « objectivisme
abstrait ») et romantique le
discours intérieur (surtout comme dialogue intérieur) diverge de celui exprimé.
D’une
part, l’universalité de chaque langue est un potentiel non-orienté pour les
actes de parole ou d’écriture singuliers (Saussure dira « accessoire et
plus ou moins accidentel ») qui l’incarnent et en sont les variations,
visant eux une situation singulière (perspective synchronique, rationnelle,
grammaticale, mécaniste, philologique [langues mortes et étrangères], classique de Bally et de Saussure). De l’autre,
l’acte singulier, la production, est le potentiel orienté (introverti, non
social) qui constitue, à un moment donné, une langue en constant devenir,
singulière également (perspective diachronique, sensualiste, stylistique et romantique
de Vossler, baignant dans Humboldt et Herder). D’un côté, une idée du réel (la
nature qui se déplace, avec le sujet, dès la Renaissance du XIIIe
siècle), de l’autre, une idée de la sensation et du sentiment.
Une critique particulière s’adresse d’abord à
Saussure (chap. 5), pour qui la parole est toute individuelle, quand la langue
est sociale. Une seconde montre qu’un « système de normes immuables »
est la fiction d’une conscience subjective (trop généralisante), celle du
chercheur pris dans l’histoire. Mais l’on peut encore dire, en abyme,
qu’objectivement « la langue se présente pour la conscience du locuteur
comme un système de normes immuables et immobiles. » (5, 98) Il s’agit
alors d’analyser, en restant au fond de l’abyme, le dire des théoriciens, leur
prise de conscience, leurs mots, quant à l’objectivité réelle de la norme. En
général, le locuteur n’a que faire de cette langue, le conflit sur la norme est
l’exception, et l’erreur la plus grossière de ce mouvement est de séparer la
langue de l’idéologie, des situations sociales dans laquelle elle s’actualise
(5, 103) ; réveiller les langues mortes, figées dans l’écriture, mais ne
pouvoir dominer la vivante dans laquelle on écrit. A cela s’ajoute que le
pouvoir hiérarchique (prêtre, chef), social, inexistant lors de l’étude
quelques siècles plus tard : « C’est bien le mot étranger qui a été
le véhicule de la civilisation, de la culture, de la religion, de
l’organisation politique. » (5, 109). La linguistique issue du
courant rationaliste se porte davantage sur un code séparé de l’énonciation,
dont les éléments séparés (classes de mots en grammaire, phonétique,
syntaxe...) accentuent davantage l’identification, opposée à la compréhension
(valeur, différenciation). Elle est symbolique, tournée vers la norme, le
système.
Passons
aux critiques du subjectivisme individualiste : premier mensonge,
l’énonciation s’explique par « les conditions de la vie psychique
individuelle » (5, 119) (ceci est vrai pour le cri, non marqué). Or,
l’énonciation est de nature sociale. Ce courant, comme l’autre, se fonde encore
sur « l’énonciation-monologue » pour sa réflexion, mais du côté du
locuteur (expression de sa pensée, clivage intérieur-extérieur) et non d’un
marbre antique. Pour ce courant, « l’évolution de la langue se confond
avec l’évolution de la pensée et de l’âme des individus parlants » (11,
210), la pensée précède et domine l’expression, ce à quoi répond notre
auteur : « au contraire c’est l’expression qui organise l’activité
mentale » (6, 123). Dans les deux cas, il y a matérialisation du signe
(signe et son dans l’expression), et celle-ci est sociale : « La situation sociale la plus immédiate et le
milieu social plus large déterminent entièrement, et cela de l’intérieur, pour
ainsi dire, la structure de l’énonciation. » (6, 124, italiques de
l’auteur). Et si l’on peut se passer d’extérioriser le signe (mais souvent l’on
reproduit ses conditions matérielles : intonation, pauses...), on ne peut
passer outre son expression idéologique.
Il est sûr que hors
d’une orientation sociale à caractère appréciatif il n’est pas d’activité
mentale. Même les pleurs du nourrisson sont orientés vers la mère. (6, 125)
Mais la critique générale consiste à poser le
« subjectivisme individualiste » (Vossler) et « l’objectivisme
abstrait » (Saussure, Bally) en thèse et antithèse :
Nous
supposons qu’ici comme partout la vérité ne se trouve pas exactement dans le
juste milieu, dans un compromis entre la thèse et l’antithèse ; la vérité se
trouve au-delà, plus loin, elle manifeste un refus égal de la thèse comme de
l’antithèse, et constitue une synthèse dialectique. (5, 118)
Ce fossé qu’il existe entre les deux tendances,
grammaticale et stylistique, rationaliste et expressive, trouve une
exemplification dans l’étude du discours rapporté (chap. 9-11) : l’on peut
rapporter le discours de l’autre de plusieurs manières, dont le discours
indirect qui suit lui-même selon une tendance objectivo-analytique (le thème
est seul rapporté) ou verbalo-analytique (le thème et l’expression sont
rapportés).
De notre point de vue, il est impossible et méthodologiquement
irrationnel d’établir une frontière stricte entre la grammaire et la
stylistique, entre le schéma grammatical et sa variante stylistique. Cette
frontière est instable dans la vie même de la langue, où certaines formes se
trouvent dans un processus de grammaticalisation, tandis que d’autres sont en
cours de dégrammaticalisation, et c’est justement ces formes ambiguës, ces cas
limites, qui présentent le plus d’intérêt pour le linguiste, c’est justement là
qu’on peut capter les tendances de l’évolution de la langue. (10, 174)
En fin de compte, il n’y a pas
primauté de l’idéologie sur le psychisme : le signe idéologique englobe
les deux, et réduit l’antinomie du psychologisme (qui réduit l’idéologie au
psychisme, primauté du signe intérieur) et de l’antipsychologisme :
« Le signe idéologique est vivant du fait de sa réalisation dans le
psychisme et, réciproquement, la réalisation psychique vit de l’apport
idéologique. » (3, 65) Ainsi l’on dépasse l’opposition tout en conservant
la valeur de chacun de ses membres. En somme, c’est dans l’interaction — ensemble
contenu et expression — que l’on peut parvenir à dépasser l’antithèse, dans une
pensée qui « n’existe pas en dehors de son expression
potentielle et par conséquent en dehors de l’orientation sociale de cette
expression et de la pensée elle-même. [...] tout l’itinéraire qui mène de
l’activité mentale (le « contenu à exprimer ») à son objectivation externe («
énonciation ») se situe entièrement en territoire social. » (6, 129)
Trois citations en guise de
conclusion :
L’organisme et le monde extérieur se rencontrent dans le
signe. (3, 47)
Le psychisme intérieur ne doit pas être analysé comme une
chose, il ne peut être compris et analysé que comme signe. (ibidem)
La signification est la fonction du signe ; c’est pourquoi
il est impossible de se représenter la signification (se présentant comme
purement relationnelle, fonctionnelle) en dehors du signe, comme quelque chose
d’indépendant, de particulier. C’est aussi inepte que de considérer la
signification du mot « cheval » comme étant le cheval particulier que j’ai sous
les yeux. Si tel était le cas, on pourrait, par exemple, ayant mangé une pomme,
annoncer qu’on a mangé, non une pomme, mais la signification du mot « pomme ».
(3, 49-50)
Ouvrage de référence :
Bakhtine,
M. Marxisme et philosophie du langage.
Minuit, 1977 (1929)
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