Saussure

Le Cours de Linguistique Générale (CLG), publié en 1916, est l’œuvre posthume de Ferdinand de Saussure, linguiste genevois. Désireux de fonder une science (la sémiologie) qui comme toute science consiste en l’analyse systématique d’un domaine préétabli, la linguistique, partie de cette science encore à faire, s’en distingue pourtant par la nature spécifique de son objet, la langue ; en effet, alors que pour les sciences naturelles les objets sont « donnés d’avance » et les points de vue leur sont subséquents, en linguistique « c’est le point de vue qui crée l’objet » (p. 23).


I. L’héritage philosophique


La thèse fondamentale de Saussure, l’arbitraire du signe, renvoie immédiatement au Cratyle de Platon, où Hermogène, ne portant pas bien ce nom — né d’Hermès — puisqu’il est pauvre, combat les thèses de Cratyle tenant à la relation naturelle du signe, sa motivation de nature, du moins aux origines. L’insistance platonicienne selon laquelle du sensible (sons, parole) il n’y a de science, reste de mise chez Saussure.

D’Aristote et de la tradition scholastique l’auteur associe par analogie ses premiers concepts clés — langue et parole — au couple forme / substance. Au surplus, il y ajoute la division puissance / acte : ainsi la langue est conçue comme un « réservoir » jamais actualisé dans sa totalité, mais partiellement dans chaque acte de parole. Elle donne presque à penser à l’infini aristotélicien qui ne parvient jamais à l’acte ; mais il y a l’écriture, et la langue est concrète. Enfin, on ne saurait assez insister sur l’importance du point de vue dans la philosophie d’Aristote, très vite perdu par la postérité.

L’Antiquité « païenne », passez l’anachronisme du mot, s’est échouée avec le stoïcisme impérial, qui a puisé chez le Stagirite la logique tout en l’élaborant et en créant la notion de « système ». Bien plus pour nous, cette logique comporte trois éléments : le « signifiant » (τό σημαινον), le « signifié » (τό σημαινόμενον) et le « porteur » (τυγχάνον). Et comme Saussure — et le grand Siècle de la modernité avant lui, — ces philosophes rejettent hors de leur champ d’étude le porteur, ou référent. Tout près de lui, Frege analyse encore son domaine en signe (Zeichen), sens (Sinn), et dénotation (Bedeutung), prenant cependant ce dernier pour critère fondamental de la vérité.

Il est dès lors évident que le linguiste a suivi une longue tradition.

Son originalité consiste surtout à mêler à ces vues le structuralisme qui à son époque descendait sans écueil jusqu’à son auteur, Kant, et à affirmer, après tant de positivisme scientifique, la réalité psychique du signe, signifiant comme signifié (p. 29). La structure signifie une totalité distributive où chaque élément se trouve en opposition avec les autres, et peut en puissance s’y trouver remplacé. La langue est ainsi l’objet absolu de la linguistique.


II. La distinction langue / parole


Selon Hjemslev, cette distinction est la thèse fondamentale de Saussure ; elle en est certainement la plus ancienne. Ainsi la langue s’oppose à la parole de la même manière que s’opposent l’acte et la puissance.

- la langue est puissance sociale proprement organisée :

Si nous pouvions embrasser la somme des images verbales emmagasinées chez tous les individus, nous toucherions le lien social qui constitue la langue. [...] La langue n’est complète dans aucun, elle n’existe parfaitement que dans la masse. [...] La langue peut être représentée par la formule :

1 + 1 + 1 + 1... = I (modèle collectif) [pp. 30 et 38]

- la parole est l’actualisation individuelle de la puissance. Elle est à la langue ce que l’accessoire est à l’essentiel, et on la représente par la formule :

(1 + 1’+ 1’’ + 1’’’...)

Quant au langage, hétérogène alors que la langue est en soi homogène, il n’est que la faculté des langues. Il résulte


III. L’arbitraire du signe et la linéarité du signifiant


Le signe est constitué d’un mot — ou image acoustique — et d’un concept, non d’un mot et d’une chose. Ceux-là sont rebaptisés signifiant et signifié. L’un comme l’autre sont de nature psychique, et le signifiant en cela diffère du son matériel puisqu’il n’implique pas matière quand actualisé dans la pensée (« nous réciter mentalement », p. 98) ou la lecture.

Ce signe est une « entité psychique à deux faces » intimement unies, dont le premier principe est le lien arbitraire entre les deux, rendant le signe total arbitraire. Ainsi le mot n’est nullement motivé par une relation naturelle et nécessaire à l’idée qu’il présente, même pour les onomatopées qui sont imitation approximative. Il faudra donc garder à l’esprit l’intime union mais aussi la différence qui lui est relative entre signifiant (Sa) et signifié (Sé).


Cette union, le signe, instaure le rapport de signification et peut être comparée au composé chimique l’eau, fait d’oxygène et d’hydrogène qui, à part, n’ont rien de l’eau (p. 145) ; ou encore à une feuille de papier, dont le recto est la pensée et le verso le son (p. 157).

De l’arbitraire vient principalement que la langue est subie par les individus puisqu’elle leur est transmise par héritage anticipé sans qu’ils puissent lutter contre l’inertie sociale de son immutabilité. En même temps, le temps provoque la mutabilité du signe, changeant les rapports entre Sa et Sé ; par exemple :

Noyer < necare (lat.), dont le signifié est « tuer ».

Mais l’arbitraire n’est absolu que pour « une partie seulement des signes » : si vingt est absolument arbitraire, dix-neuf ne l’est que relativement (p. 181). Platon, Cratyle, peut élargir cette pensée dans le sens de la linguistique diachronique et non synchronique : par rapport à l’étymologie, vingt sera également relativement motivé (lat. vinti < viginti).

Le second principe, la linéarité du signifiant, énonce que le signifiant constitue une étendue linéaire, contrairement au signal qui s’exprime selon la στιγμη, le point et non la temporalité liée à la ligne (p. 103).


IV. La structure de la langue


1. Linguistique synchronique et diachronique


La multiplicité des signes formant système enjoint l’étude de deux axes, ou points de vue que l’on doit séparer pour l’étude, faisant deux linguistiques : synchronique et diachronique, celle-ci la déterminant dès l’origine avec la découverte d’une langue ancienne, le sanskrit, alors que les grammaires, bien plus anciennes que cette discipline, se sont plutôt occupées de synchronie.
La diachronie nous apprend que le système est en lui-même immuable (p. 121) mais ne prime jamais sur la synchronie qui seule s’occupe de termes formant système (p.140).


1. Signification et valeur


L’auteur utilise l’allégorie du jeu d’échec (pp. 43, 126, 153) :

(1)   un cavalier hors-jeu n’a aucune valeur, et celle-ci ne lui est donnée ni par sa forme ni sa matière — l’on peut en remplacer le bois par l’ivoire, et même prendre n’importe quel objet à condition qu’on lui donne valeur de cavalier — mais par son intégration sur le plateau aux autres pièces. Aussi changer le nombre de celles-ci affecte la « "grammaire" du jeu ».

(2)   à chaque coup, qui montre que le changement se produit d’une pièce à l’ensemble, la position des pièces est un état de langue (ici l’analogie trouve sa limite dans le fait que l’on joue intentionnellement à ce jeu ; la langue, elle, ne prémédite rien).

L’essentiel, grâce au système, n’est plus la relation positive entre signifiant et signifié mais bien la négativité dans laquelle il plonge chaque signe, étant défini par sa position immatérielle et non sa matière : chaque signe est « la contre-partie des autres signes de la langue ». On appellera ceci sa valeur. Aussi une rue que l’on démolit puis reconstruit sera la même puisqu’elle se définit par rapport aux autres rues (p. 151).


Les valeurs, contrairement à la signification puisqu’elle l’élargit, comportent, comme une pièce de 5 francs, le dissemblable (échange contre du pain) et le semblable (comparaison avec une pièce de 10 francs etc.) Par exemple pour l’anglais et le français :


Saussure peut à peine conserver l’idée selon laquelle le concept est simple, que ses rapports sont idéaux et éternels à l’esprit (thèse philosophique persistante de l’Occident), en le confrontant à la structure. Il précise que ces concepts ne sont pas prédéterminés puisque dans plusieurs langues ils auraient les mêmes correspondances :


Quand j’affirme simplement qu’un mot signifie quelque chose, quand je m’en tiens à l’association de l’image acoustique avec un concept, je fais une opération qui peut dans une certaine mesure être exacte et donner une idée de la réalité ; mais en aucun cas je n’exprime le fait linguistique dans son essence et dans son ampleur. (p. 162)

Ainsi il ne suffit pas de dire, en se plaçant à un point de vue positif, qu’on prend marchons ! parce qu’il signifie ce qu’on veut exprimer. En réalité l’idée appelle, non une forme, mais tout un système latent, grâce auquel on obtient les oppositions nécessaires à la constitution du signe. Celui-ci n’aurait par lui-même aucune signification propre. Le jour il où il n’y aurait plus marche ! marchez ! en face de marchons !, certaines oppositions tomberaient et la valeur de marchons ! serait changée ipso facto. (p. 179)


Remarquons, dans le second extrait, le conditionnel en gras. Cette valeur vient surtout d’un « jeu de double système » dans l’ordre synchronique.


3. Axes syntagmatique et associatif


Au sein de la linguistique synchronique on peut distinguer l’axe discursif de l’axe intuitif. Chacun de ces axes sont générateurs d’un certain ordre de valeurs :

1. En discours : axe syntagmatique.
2. Hors discours : axe associatif (ou paradigmatique).

Prenons un temple antique :


 Ces deux axes sont intimement liés puisqu’ils se conditionnent réciproquement (p. 177) : un syntagme du type « dé-faire » ira associer des termes selon le préfixe (décoller, déplacer...) ou le verbe souche (faire, refaire, contrefaire...) En même temps, des séries associatives pourraient engendrer des termes tels qu’ « indécorable », en puissance dans la langue.
Barthes, 1961, considère l’axe associatif comme systématique. Il donne quelques exemples éclairants des deux axes, dont :

La nourriture :
- syntagme : le menu (entrée, plat, dessert dans leur succession).
- système : variétés d’entrées, de plats, de desserts.


Le menu du restaurant actualise deux plans : la lecture horizontale des entrées, par exemple, correspond au système, la lecture verticale du menu correspond au syntagme (1964, 117).


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Bibliographie sélective

de Saussure, Ferdinand. Cours de linguistique générale, [1916] 2005, Payot
Barthes, Roland. Eléments de sémiologie. In : Communications, 4, 1964, pp. 91-135.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1029

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